Preface de Vittoria Massimiani au livre d'Andre Markievickz

 Et si l’Ukraine libérait l’Occident ? André Markieviecz

Miroirs voilés.

Vittoria Massimiani traduit en italien, et publie aujourd’hui, le petit libelle « Et si l’Ukraine libérait la Russie » que j’avais écrit en avril 2022 et qui était paru deux mois plus tard, début juin – Une préface s’impose pour cette édition nouvelle, – pour le remettre en contexte, le mettre en perspective. Ce qu’elle me demande, en fait, c’est de me juger moi-même à près de trois ans de distance. Pas seulement de me relire, non, mais de me juger. Qu’est-ce qui, alors que nous sommes où nous sommes et qu’il est littéralement impossible de savoir ce qui se passera ne serait-ce que demain – et que donc, au moment où ce libelle paraîtra en Italie, eh bien, c’est cette préface elle-même qui risque d’être obsolète, peut justifier ce que j’essayais d’y affirmer avec un titre dont je comprenais dès l’abord ce qu’il pouvait avoir de provocateur ?

* mon approche, évidemment, n’était pas celle d’un politologue, d’un journaliste, d’un historien. Non. C’était juste la mienne, – celle d’un écrivain qui, lisant et traduisant la littérature russe, connaissant un peu l’histoire russe, pouvait parler d’une série de lignes de force qui traversaient toute l’histoire de la Russie, – toute l’histoire de l’Empire russe, puisque la Russie a été un empire depuis, au moins, Pierre le Grand (et avant, bien sûr), – un empire dans lequel l’individu en tant que tel n’a jamais été pris en compte. Un empire dans lequel, depuis des siècles, et sans aucune interruption à part celle des changements de régime (tsarisme, « socialisme », poutinisme), toute pensée un tant soit peu libre a toujours été réprimée dans la terreur et dans le sang. 

J’ai essayé d’expliquer ce que c’était que la triade d’Ouvarov, qui dirigeait la politique de Nicolas 1er, – « Orthodoxie, autocratie et principe national », – un principe qui est bien celui de Poutine aujourd’hui, avec cette différence, insignifiante sur le fond, que, pour Poutine, il ne s’agit pas de se proclamer d’abord comme le représentant de Dieu sur terre, – même si le rôle de l’Église orthodoxe russe en tant qu’institution est totalement accablant – et que, lui, sa triade était « Autocratie, orthodoxie et principe national », – sachant que ce terme, « principe national » (en russe « narodnost » — le « narod » étant à la fois le peuple et la nation), que ce terme, donc, est décisif par son imprécision même, puisque personne ne peut dire ce que c’est que « l’identité » d’un peuple, mais que l’emploi de ce concept d’identité est à la base du nationalisme et qu’il permet toutes les horreurs de la « désukraïnisation », dès lors qu’il s’agit pour Poutine de nier toute différence entre la Russie et l’Ukraine, d’effacer, purement et simplement, – exactement comme l’avait fait l’Empire tsariste – toute existence indépendante ou ne serait-ce que différente à ces « slaves » de l’Ouest, parlant une langue qui n’est pas le russe sur le territoire de ce qui, depuis Pierre le Grand, avait appartenu à l’Empire russe et n’avait, sous le régime soviétique, d'autonomie que nominale. J’en ai parlé, de cela, par le prisme de ce que je connaissais ne serait-ce qu’un peu, de ses poètes et de ses écrivains, – en parlant de Pouchkine, et de la complexité de sa position, écrivant ce qu’on pourrait prendre comme des hymnes à l’Empire, mais, dans ces hymnes,  donnant à comprendre que le pouvoir ne peut que détruire, rendre, littéralement, folles, toutes ses victimes, et qu’il se présente comme une espèce de Dieu monstrueux, de Dieu des armées, totalement inhumain.

J’ai écrit que la guerre déclenchée par Poutine en Ukraine était le miroir de la Russie. Non seulement son miroir idéologique, mais son miroir réel. J’ai dit que la sauvagerie des massacres de Boutcha était bien celle de toute l’histoire des conquêtes de l’Empire russe, et que Poutine avait déjà montré son vrai visage pendant les guerres de Tchétchénie. J’ai dit que cette guerre montrait, oui, le visage réel tant du régime que du pays, par son impréparation, par la corruption invraisemblable qu’elle mettait à jour, par les méthodes de combat. J’ai essayé de dire, dans ces quelques 50.000 signes dont je disposais, l’horreur et la honte de ce qui se passe à, quoi, une heure d’avion de Vienne ou de Prague.

J’ai essayé de parler de la honte, – de cette honte de l’effondrement de l’URSS, et de cette honte instrumentalisée par Poutine pour « make Russia great again » (pour parler comme ce succédané de Poutine qui décide aujourd’hui du sort du monde). J’ai dit qu’une défaite russe était absolument nécessaire pour que la Russie toute entière se regarde dans le miroir de son histoire, et que ce n’était pas seulement une défaite qui était nécessaire, mais un procès, ou des procès, internationaux. J’ai dit que la Russie ne pourrait être libre que par la défaite – exactement comme l’Allemagne ne pouvait exister qu’après les procès de Nuremberg (même si, – mais c’est un autre sujet, – des abîmes comme ceux de l’hitlérisme ne peuvent être soignés que par le travail de générations et de générations de gens ordinaires, si tant est qu’ils puissent réellement l’être).

* Et c’est peut-être étrange de dire ça comme ça, mais, relisant, hier, d’un bout à l’autre, ce libelle, j’en signerai aujourd’hui encore la moindre phrase, à trois ans de distance. Sauf qu’il y a une chose que je n’imaginais pas.

Je n’y parlais pas des réserves que, dès les mois de mars-avril, j’avais émises sur l’attitude des Occidentaux pour aider l’Ukraine. Ce que je n’imaginais pas, – mais, qui, sérieusement, à part dans les cercles étroits du pouvoir pouvait l’imaginer ? – c’est que l’Occident, plutôt que de chercher à vaincre Poutine et à aider l’Ukraine, ne cherchait qu’à le contenir le plus extérieurement possible et n’envisageait aucunement que le pouvoir russe puisse être changé, de telle sorte que la Russie, vaincue et placée face à son histoire, face à ses crimes, puisse prendre un chemin autre, un chemin vers la démocratie. Oui, je me faisais des illusions sur l’effet des sanctions économiques – mais la hâte avec laquelle Poutine, aujourd’hui, demande à ce qu’elles soient levées par Trump montre bien qu’elles sont efficaces sur le long terme (même si elles ne le sont pas autant qu’on le voudrait). Mais l’essentiel de mes illusions était ailleurs. J’avais, sans même y réfléchir tellement la chose me paraissait évidente, pensé que l’Occident voulait se défendre lui-même, puisque c’était bien lui qui était attaqué en Ukraine, et pas seulement l’Ukraine en tant que telle. L’Ukraine était détruite pour défendre les valeurs occidentales (que nous appelons universelles, avec une hypocrisie qui, elle non plus, n’est pas le sujet ici), parce que les gens en Ukraine aspiraient tout simplement à vivre d’une façon indifférente, c’est-à-dire banale, en dehors des épopées nationales, – parce que même les nationalistes ukrainiens étaient graduellement mis sur la touche en Ukraine (ce qui expliquait aussi l’élection de Zélensky contre Porochenko dont la politique avait consisté à opposer les identités). Les gens voulaient passer, écrivais-je, de Dostoïevski à Tchekhov. – C’est à Tchekhov que s’en était pris Poutine.

Je n’imaginais pas l’ampleur de la déshérence occidentale. Je n’imaginais pas que le monde dit-libre puisse délibérément choisir l’agresseur contre l’agressé, parce qu’il pouvait céder au chantage au chaos énoncé par Poutine (« c’est moi ou le déluge » moi ou la prolifération nucléaire, moi ou la Chine à vos portes – comme si, la Chine, elle n’était pas déjà non pas à la porte mais dans le salon...). Bref, je n’imaginais pas que l’Occident laisserait, contre lui-même, l’Ukraine se battre pour lui toute seule ou quasiment. C’est pourtant ce que nous avons vu. Et que nous voyons toujours, même si les choses semblent un peu changer depuis la prise de pouvoir de Trump.

*Arrivé à ce point de ma chronique, je ne puis que me taire, puisque, comme je le dis toujours, l’avenir appartient au futur. Ce que j’écris le 26 février 2025 ne sera plus d’actualité trois mois plus tard. Sauf qu'en répétant ma formule, je sais bien que j’ai tort. Ce n’est pas à l’avenir que le futur appartient : il appartient, tout entier, au présent, c’est-à-dire au passé. Mais pas seulement au passé. Il est aussi entre nos mains ici et maintenant. Entre les mains de qui, – qui est ce « nous » ? je n’en sais rien, mais si, bien sûr que « nous savons ». Pas seulement entre les mains des États, et même, sans doute, pas essentiellement entre les mains des États, des gouvernements, non, entre les mains de chaque personne. Parce que la guerre déclenchée par Poutine en février 2022 n’est pas que le miroir de la Russie. Elle est, tout autant, le miroir du monde occidental. 

Les miroirs ne sont pas faits pour être voilés. Ils ne sont pas faits pour que, chaque matin, ou dès qu’on passe devant, on s’y voie en ayant honte. Je voudrais que l’Ukraine ne libère pas seulement la Russie, – mais le monde occidental. Qu’elle nous libère, nous. Et nous devons l’aider, de toutes nos forces, de toute notre foi. Malgré tous les malgré. Jour après jour.

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